37. DELPHINE
Elle monte dans un ascenseur public translucide. Je la suis par les escaliers. Elle sort sur une place surélevée. Je reste à bonne distance.
Elle marche d’un pas rapide et nerveux.
Elle se perd dans la foule.
Je me rapproche.
Elle va tout droit.
Sa petite queue-de-cheval s’agite, comme animée d’une vie propre.
Elle traverse une rue.
Brusquement, je manque me faire renverser par une voiture, j’ai oublié qu’ici on roule à gauche.
Le conducteur m’insulte mais je suis sain et sauf, la poursuite reprend.
Nous croisons une sorte de carnaval qui avance bruyamment avec des majorettes, des orchestres, des gens déguisés.
Le carnaval est le point commun de beaucoup de civilisations, les gens ont besoin de relâcher la pression au moins un jour par an.
Elle s’insère dans la foule et je dois me rapprocher et bousculer le défilé pour ne pas la perdre de vue.
Elle regarde sa montre et accélère.
Je suis sur le point d’être semé, la foule me ralentit et sa petite taille la cache derrière les costumes.
Je fends la foule et je la vois.
Elle tourne encore… Et disparaît de mon champ de vision.
Je cours dans une direction puis une autre. Quand je la repère enfin par chance, elle entre dans une bouche de métro.
Je m’y engouffre aussi.
Elle se hâte vers les quais. Je ne peux la suivre, je n’ai ni ticket ni le temps d’en acheter, alors je saute la barrière au risque de me faire pincer par la police.
Dans un labyrinthe de quais, des foules avancent en sens inverse mais maintenant je sais comment ne plus la perdre. Une rame de métro arrive. Je pénètre dans son wagon juste avant que la portière ne se referme. À un moment elle regarde dans ma direction et je baisse la tête pour ne pas être reconnu.
Autour de moi les gens semblent tristes et fatigués. Le métro fonce dans un vacarme semblable à celui des métros de Terre 1. À l’intérieur, des téléviseurs diffusent une chaîne d’actualités permanentes. La voix du journaliste me parvient :
— «… ce procès. Il a prétendu n’être qu’un rouage d’un réseau pédophile fonctionnant sur tout le continent. Les gendarmes ont pu retrouver une centaine de corps d’enfants enterrés dans son jardin et qui vont être identifiés par la police scientifique grâce à leur dentition. Au cours du procès il a raconté comment il prenait au début beaucoup de précautions mais, au fur et à mesure, constatant qu’il était facile de kidnapper les enfants, il s’est mis à agir en plein jour et parfois devant témoins. Il semble qu’il sévissait impunément depuis plus de dix ans, alors que sa propre femme qui vivait à ses côtés feignait d’ignorer tout. Quand il a été arrêté, celle-ci refusant de se mêler de la vie “parallèle” de son mari les a laissé mourir de faim, se bouchant les oreilles pour ne pas entendre les appels de détresse en provenance de la cave…» Le métro roule.
Je repère de loin que Delphine n’écoute pas les informations. Elle est plongée dans la lecture d’un livre. Elle s’est isolée dans une bulle protectrice.
Une première sonnerie, la porte s’ouvre, libérant un flot de passagers et en laissant entrer un autre.
Bientôt je dois me lever, serré parmi des gens au regard éteint. L’odeur de sueur et d’haleine est épouvantable. Comment une civilisation peut-elle évoluer jusqu’à trouver normal de s’enfermer à plus d’une centaine dans une boîte en métal de quelques mètres carrés ?
À nouveau les actualités :
— «… selon lui le principal problème planétaire est la souveraineté des Etats. Il a signalé qu’il n’y avait plus la moindre famine dans le monde, et que si des populations mouraient encore de faim, la responsabilité en incombait à certains gouvernements capables d’affamer volontairement leurs propres peuples. Il a proposé le devoir d’ingérence d’une police planétaire à chaque injustice flagrante. Cette police pouvant également intervenir dans les affaires de pollution. Certains États, en effet, pollueraient volontairement les sources de fleuves arrosant les pays voisins. »
Les visages restent impavides, ni concernés, ni hostiles, juste gavés de cette bouillie d’actualités démoralisantes.
Nouvelle sonnerie, nouvelle ouverture, nouveau flot de passagers.
Brusquement le métro s’arrête dans un tunnel. Tout le monde reste immobile, sans aucune réaction. L’air devient lourd dans le wagon, l’odeur écœurante.
Le journaliste poursuit sa litanie :
— «… Le plus étonnant est probablement que ces écoles dont le fonctionnement ressemble à celui des sectes étaient financées par notre ministère de l’Éducation nationale au nom de la liberté de culte. Pour s’assurer que les enfants ne seraient motivés que par l’envie d’être martyrs, il leur était interdit de dessiner, de chanter, de danser, ou de rire. Ils ne devaient que réciter dès 6 heures du matin des prières et répéter des slogans de haine à l’encontre des “infidèles”. Un entraînement paramilitaire constituait leurs seuls instants de récréation. Le lavage de cerveau était permanent, les châtiments corporels fréquents. Surtout, il leur était interdit de communiquer avec leur famille ou d’avoir accès aux téléphones. Malgré les plaintes et les témoignages des adolescents évadés de ce pensionnat, l’ambassade du pays impliqué, parrain de ces étranges écoles, a signalé qu’au nom de la liberté de culte, l’État coquien n’avait pas le droit de se mêler de structures “culturelles traditionnelles”…»
Autour de moi certains passagers semblent ébahis par les images qui défilent : marques de coups de fouet sur le dos des enfants évadés, photos des salles de châtiment de l’école religieuse, telles que découvertes par la police durant la première investigation.
Le métro redémarre puis stoppe à un arrêt. Delphine se lève et descend.
Je la suis et à nouveau je dois affronter la foule glissant en sens inverse.
Nous ressortons à la surface et la course reprend. Rue. Virage. À un moment, en traversant la rue, la tête de Delphine se tourne dans ma direction mais j’ai le réflexe de baisser mon visage à temps.
La queue-de-cheval tressaute dans son ruban mauve.
Delphine…
Ainsi ses parents lui ont donné le nom le plus dauphinien… De Delphes, le temple dédié au « Delphi-nus », c’est-à-dire au dauphin. Et je me souviens aussi de l’information d’Héra : l’Adolf Hitler de Terre 1, c’est l’A-Dolphus. L’Anti-Dauphin.
Pour que cette racine sonore ait franchi l’espace, il doit y avoir des connexions entre les Terres parallèles.
Elle accélère le pas. Et s’immobilise enfin devant un rez-de-chaussée banal. Aucun signe extérieur. Rien qu’une inscription taguée sur un mur mal nettoyé où l’on peut lire : « À mort les dauphins » et un dessin de poisson réduit à ses arêtes.
Un policier est en faction devant l’immeuble. Il salue Delphine, la reconnaissant. Quand j’avance à mon tour, il m’examine, méfiant, puis me laisse passer.
La porte franchie, je débouche dans un temple. Impossible à soupçonner de l’extérieur.
J’en déduis que c’est par peur des persécutions que ses fidèles préfèrent rester discrets.
La taille de ce temple dauphin est dix fois plus petite que celle de la cathédrale de la religion des aigles. Le lieu est désert. Quelques candélabres offrent les seules sources de lumière de cette grande pièce sans fenêtre.
Au plafond je reconnais tous les symboles que j’ai moi-même transmis à mes mortels.
Des scènes sont peintes sur les murs : l’exode en haute mer, la fuite devant les hommes-rats. Le tsunami sur l’île de la Tranquillité. L’établissement des lois de non-violence.
Mais aucune représentation de l’Éduqué.
On leur a volé leur prophète, ils ne peuvent pas le reconnaître.
Delphine dessine en l’air le signe du poisson, puis se dirige vers un banc où elle entreprend de prier, les mains dans une position que je n’avais encore jamais vue : trois doigts appuyés au centre de son front. Je l’entends psalmodier.
— … Notre Père qui êtes haut dans le ciel, faites que la guerre s’arrête dans mon pays et qu’on cesse de tuer mes frères, où que ce soit dans le monde.
Elle ferme les yeux et reste immobile.
Je m’approche, et lui murmure :
— Vous croyez que quelqu’un entend vos prières ?
Elle soulève lentement les paupières et ne marque aucun étonnement.
— Que faites-vous ici ? Vous êtes dauphin ?
— Disons, passionné par cette religion disparue.
— Elle n’est pas disparue. Regardez : il y a des gens autour de vous.
Elle constate qu’il n’y a personne et se ravise.
— Ce n’est pas la bonne heure, mais bientôt beaucoup des nôtres viendront prier. Je crois que quelqu’un entend mes prières. À commencer par… vous puisque vous m’écoutiez. Vous m’avez suivie, n’est-ce pas ?
— Je vous l’ai dit je suis très curieux de votre religion.
— Vous êtes de quelle religion vous ?
— Je suis… hénotéiste.
— Jamais entendu parler. Qu’est-ce que cela veut dire « hénotéiste » ?
— Je crois que chaque peuple possède son dieu particulier. Il n’y a pas un seul dieu centralisateur mais plusieurs dieux locaux qui vivent côte à côte. J’imagine même que ces dieux peuvent être concurrents et se faire la guerre.
Elle ne s’est toujours pas tournée vers moi, attentive à l’autel où vient d’apparaître un prêtre, qui range des livres, puis s’en va.
— Comme dans votre jeu, n’est-ce pas ? murmure-t-elle.
— C’est amusant de faire croire que quelque chose est purement imaginaire alors que c’est la vérité.
— Quel intérêt ?
— Permettre aux gens de jouer avec la vérité les prépare à l’entendre un jour.
Elle se tourne enfin vers moi et me fixe avec dureté.
— Vous vous moquez…
— Je ne me permettrais pas.
— Vous avez la foi ?
— Cela dépend des jours.
— Vous croyez en Dieu ?
— Quand il m’arrive de bonnes choses je pense que quelqu’un ailleurs l’a voulu. Alors j’émets un « merci » en levant la tête vers le ciel. Quand il m’arrive des malheurs je pense que c’est moi qui ai été maladroit.
— Ce sont les seuls moments où vous croyez en Dieu ?
— Non, quand je trouve une place pour garer ma voiture au centre-ville ou… quand je rencontre une femme extraordinaire.
Elle ne relève pas.
— Moi, j’ai la foi. Je crois que mon Dieu est toujours à côté de moi. Grâce à lui je n’ai peur de rien. Je n’ai même pas peur de mourir.
— Ah… et si vous le rencontriez vraiment, vous lui diriez quoi ?
Elle réfléchit, puis décrète :
— Je l’engueulerais. La plus grande partie de ma famille a péri dans les camps d’extermination des hommes-requins.
Comme dans mon rêve. Des mortels qui font des reproches à leur dieu.
— Vous voyez que vous ne l’aimez pas tant que ça, votre dieu.
— Laissez-moi finir. Je l’engueulerais et ensuite je l’écouterais pour qu’il m’explique ses raisons d’avoir laissé se perpétrer une telle abomination. Enfin je lui signifierais que j’ai toujours cru en lui et que je suis sa servante dévouée pour accomplir chacun de ses désirs.
Je la contemple intensément. Son visage est empreint d’une antique et rare beauté. Elle semble surgie du fond des origines du peuple dauphin.
— Et si votre dieu vous disait qu’il a tout fait pour empêcher cela mais qu’il y a par moments des forces qui le dépassent ?
Elle me fixe étrangement.
— Eh bien je lui répondrais que « ceux qui échouent trouvent les excuses et que ceux qui réussissent trouvent les moyens ».
Je me le prends en plein dans les dents.
— Je suis persuadée qu’il existait des moyens divins pour sauver tous ces innocents qui ont été massacrés, tous ces enfants, insiste-t-elle.
— Et s’il vous disait qu’il a fait de son mieux mais qu’il lui était vraiment impossible d’empêcher ces crimes ?
— Je lui répondrais que quand on veut vraiment on peut.
— Pour quelqu’un qui a la foi vous êtes dure envers votre dieu.
— Je considère ce dieu comme un père. On peut être dur avec son père s’il se trompe, mais il reste le père. Celui auquel on doit tout. Celui qu’on respecte et qu’on vénère.
Elle se tourne vers moi.
— De toute façon, si vous, monsieur Askolein, vous avez imaginé cet étrange jeu informatique et ce roman sur le thème de la divinité c’est forcément que vous ressentez aussi un début de questionnement dans le domaine de la spiritualité.
— Je suis un être qui cherche. Comme tout le monde, je veux élever mon niveau de conscience pour connaître ce qu’il y a au-dessus de moi.
— Moi, je sais m’élever et voir l’autre dimension, dit-elle.
Une femme âgée vient d’entrer et se met à prier.
— Et qu’y a-t-il au-dessus selon vous ? chuchoté-je.
— Finalement, j’ai changé d’avis. Je vous aiderai pour votre jeu « Le Royaume des dieux ».
— Merci.
— Ne me remerciez pas. Tant qu’à blasphémer, autant contrôler ce projet impie de l’intérieur.
— Je suis sûr qu’avec vous comme directrice artistique, il y aura de beaux graphismes.
— Je n’ai jamais lu aucun de vos livres, monsieur Askolein. En fait j’en ai entendu dire plutôt du mal. Il paraît que c’est complètement délirant.
— C’est mon style.
— Franchement, maintenant que je vous connais, j’ai encore moins envie de vous lire.
— En effet, ç’a le mérite d’être franc.
— Nous, les dauphins, nous avons l’habitude d’exprimer et d’assurer ce que nous pensons. Cela vous gêne ? Peut-être entretenez-vous comme la plupart des gens un fond raciste antidauphin.
— Moi, raciste « antidauphin » ? Alors là, c’est bien ce que j’ai entendu de plus drôle.
— Beaucoup de gens se prétendent non racistes, et puis on entend des remarques, du genre « je n’ai rien contre les dauphins mais quand même ces gens-là ne font rien comme tout le monde » ou encore « les dauphins ont bien cherché tout ce qui leur arrive ». Ils sont nombreux à le penser.
— « Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison. »
— Jolie formule.
— Je crois que la civilisation dauphin, même ultraminoritaire, même sans cesse accusée de tous les maux, est porteuse de valeurs de tolérance et d’ouverture d’esprit, et c’est pour cela que les autres peuples, notamment ceux qui se font manipuler facilement par les propagandes des dictateurs, ont cherché à la détruire.
Elle me regarde avec surprise.
— Et comment savez-vous cela ?
— J’ai… disons, lu beaucoup de livres sur l’histoire du peuple dauphin depuis ses origines. J’ai moi-même songé à me convertir à cette religion.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
— Pas eu le temps.
— Notre dieu n’est pas simple d’accès. Certains passent une vie entière à essayer d’approcher le début de sa pensée.
Plusieurs personnes entrent dans le temple et nous sommes désormais une petite dizaine assis sur les bancs tournés vers l’autel.
— Ah bon ? Moi, je vois le dieu des dauphins comme… je vais vous faire rire… un type normal. Il fait ce qu’il peut, mais il est limité, dis-je.
— Carrément.
— C’est un dieu que je conçois, non pas comme un être qui doit être vénéré, mais plutôt comme un ami. Et comme un ami, il est toujours là en soutien, ne réclame rien en retour. Et comme à un ami, si je le rencontrais, j’aimerais lui demander non pas « ce qu’il peut faire pour moi », mais « ce que je peux faire pour lui ».
Il faut que je dépose ces idées dans un esprit pour qu’elles puissent germer.
— Si c’est un dieu il ne doit pas avoir de problèmes, dit-elle. Par définition il est parfait et tout-puissant.
— Tout être conscient connaît forcément des désirs et des craintes, il doit avoir des limites et des adversaires. Je suis sûr qu’un simple mortel peut aider un dieu. Il suffit qu’il en ait envie.
Elle reste silencieuse.
— La bonne question, dis-je, n’est pas : « L’homme doit-il croire en Dieu ? »
— C’est quoi alors ?
— Là aussi il faut inverser le point de vue. La bonne question est : « Dieu doit-il croire en l’homme ? »
Elle me regarde, puis pouffe de rire.
— « Dieu doit-il croire en l’homme » ! Celle-là, c’est la meilleure que j’ai entendue depuis longtemps !
Autour de nous des « chut ! » offusqués nous rappellent au silence.
À cet instant, trois adolescents de 16 ans tout au plus pénètrent précipitamment dans le temple et l’un d’eux jette quelque chose vers l’autel. Une bombe lacrymogène.
— Crevez, les dauphins ! hurle-t-il.
Une fumée épaisse se répand aussitôt. En suffoquant nous évacuons le temple. Dehors il n’y a plus de policier en faction. Lorsqu’il revient en courant, il tient un sandwich à la main. Je comprends qu’il a abandonné son poste pour aller acheter son déjeuner et que des gamins en ont profité pour faire le coup.
Entre deux quintes de toux, les yeux rougis, Delphine me lance :
— Allez-vous-en !
— Non. Pas comme ça. Je ne suis pas responsable de ce qui vous arrive. Ce n’est pas parce que d’autres vous agressent que vous devez me repousser.
— Je n’ai rien contre vous, mais je veux être seule maintenant. Nous nous faisons attaquer et personne ne nous protège. Et même si ces petits voyous se font attraper, on les libérera avec indulgence. Agresser un dauphin est devenu un acte banal. Toléré par tous.
— Pas par moi.
De ses yeux gonflés ses larmes coulent sans retenue. Les miennes aussi. Je la prends dans mes bras et essaie de la réconforter. Elle se laisse faire, en murmurant :
— Pourquoi ce monde est-il aussi injuste ?
— Il n’est pas injuste, il est difficile. Si tout était facile vous n’auriez aucun mérite à avoir la foi. Ce n’est que dans l’adversité que l’on peut révéler son courage.
Elle se dégage avec douceur, me considère longuement.
— Je sais, vous n’y êtes pour rien. Excusez-moi.
— J’aimerais vous revoir, affirmai-je.
— Je ne crois pas que ce soit raisonnable.
— De toute façon, si j’ai bien compris, nous allons travailler ensemble sur « Le Royaume des dieux ».
Elle hésite, puis me tend une carte de visite. Son nom complet est Delphine Kamerer.
— À n’utiliser qu’en cas d’urgence.
Elle s’éloigne.
J’essuie mes larmes d’un revers de manche.
Il ne manquerait plus que je tombe amoureux d’une mortelle.
Je regarde ma montre.
L’émission a lieu à 21 h 30.